100.
Enfin elle touche la deuxième des îles de Lérins : l’île Saint-Honorat.
Elle sort toute ruisselante sur la plage, naïade déterminée sortant de la brume. Dans sa chute elle a été éraflée par des rochers pointus et sa cuisse gauche est marquée d’une balafre.
Une habitation se présente au-dessus des vignes et des oliviers. Elle s’achemine dans cette direction. A l’intérieur elle découvre une distillerie dont la porte est surmontée d’un écusson vert avec, en armoiries, deux feuilles de palmiers entourant une mitre d’évêque. « Abbaye de Lérins. Liqueur Lerina », est-il inscrit en caractères gothiques. Plus loin : CONGRÉGATION CISTERCIENNE DE L’IMMACULÉE CONCEPTION.
A cette heure l’endroit est vide, elle ressort et repère le vieux monastère. On dirait une mission espagnole comme on en trouve au Mexique.
Murs blancs, hauts palmiers, tuiles rouges et, surmontant le tout, la tour pointue de l’église. Il est encore tôt, et pour l’instant tout est silencieux. Elle s’aventure dans la chapelle où prient une trentaine de moines, en soutane blanche recouverte d’un plastron noir, le crâne tonsuré. Tous sont agenouillés.
Le plus âgé aperçoit la jeune femme égarée et interrompt sa prière. Tous les moines se retournent alors d’un coup, comme mus par un commandement télépathique collectif, et la dévisagent avec stupéfaction.
— Aidez-moi. Aidez-moi, dit-elle, je dois rejoindre au plus vite le port de Cannes.
Pas de réaction.
— Je vous demande assistance.
Un moine de petite taille pose un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
Plusieurs frères l’entourent et, sans un mot, la saisissent par les coudes et la tirent hors de la chapelle. Le petit moine saisit une ardoise et une craie et inscrit :
« Nous avons fait vœu de silence et vœu de chasteté. Donc pas de bruit et pas de femme ici. »
Il souligne chaque mot, puis la phrase tout entière.
Bon sang, se dit-elle, ils vont me laisser tomber à cause de leurs principes religieux.
— C’est de l’assistance à personne en danger. N’avez-vous pas pour devoir, comme chaque être humain, de sauver les êtres en détresse ? A fortiori les femmes et les orphelins. Je suis femme et en plus orpheline ! Vous avez le devoir de m’aider.
La cinquième motivation fonctionnera-t-elle ?
Le petit moine efface l’ardoise et note en gros caractères :
« Nous avons le devoir de vivre dans la paix du Seigneur. »
Lucrèce, épuisée, blessée, ruisselante, les regarde. Elle articule soigneusement comme si elle s’adressait à des sourds-muets.
— Alors vous êtes pires que les autres. Vous allez m’abandonner de peur que je ne trouble votre paix ! Vous savez quoi ? éructe-t-elle. Je vais ajouter dans ma liste une nouvelle case. Au-dessus de 8 les stupéfiants, et de 9 la passion personnelle, je vais mettre 10 la religion.
Les moines s’interrogent mutuellement du regard.
Ils la considèrent avec un air indulgent. Le moine qui tient l’ardoise lui propose de s’asseoir. Il va chercher une serviette-éponge et la lui tend. Elle se déshabille lentement.
Deux moines échangent des coups d’œil affolés.
Voyant la blessure à sa cuisse, un moine lui tend un pansement qu’il dépose, après une hésitation, sur la plaie. Puis on lui propose un vêtement sec : une robe de bure.
Elle l’accepte.
Un petit moine lui sert un verre de liqueur Lerina. Elle le vide d’un coup pour se redonner des forces et trouve la saveur bien agréable. En souriant, le religieux lui dédie son regard le plus apaisant. Il note avec sa craie :
« Pourquoi êtes-vous là, mademoiselle ? »
— Je suis en fuite.
Il efface et écrit, le visage figé dans un sourire forcé :
« La police ? »
— Non, les gens de l’île d’en face !
« Vous êtes donc une malade de l’hôpital Sainte-Marguerite ? »
— Non, je suis journaliste au Guetteur moderne.
Le moine fixe ses grands yeux vert émeraude comme pour mieux comprendre la situation.
— Je sais que ce n’est pas facile à croire, dit-elle, mais j’enquête sur le neuropsychiatre champion d’échecs mort d’amour dans les bras du top model danois. Je suis journaliste et je ne suis pas folle.
Comment prouver qu’on n’est pas fou ? C’est impossible.
— Elle dit vrai.
Un homme qui n’est pas en tenue de moine, mais en pull et jean, vient d’arriver. Même sans sa tenue de cuir noir, elle le reconnaît : Deus Irae, le chef des Gardiens de la vertu.
— Ah ! Vous me reconnaissez ? Dites-leur donc que je ne suis pas folle.
— Elle n’est pas folle.
Sans la quitter du regard il ajoute :
— C’est une amie avec laquelle j’avais rendez-vous, elle s’est juste trompée d’entrée.
Le moine prend un air dubitatif. Mais c’est un langage qu’il peut comprendre. Deus Irae sait assurément qu’il vaut mieux dire un mensonge crédible qu’une vérité compliquée.
« Vous pouvez rester ici, mais ce sera quarante euros par jour », note-t-il sur son ardoise.
— Puis-je donner un coup de téléphone ? s’enhardit Lucrèce Nemrod.
— Ils n’ont pas de téléphone, répond Deus Irae.
— Comment font-ils pour avertir s’il y a un problème ?
— Ils n’ont jamais de problème. Vous êtes le premier « problème » qu’ils affrontent depuis des siècles. Saint-Honorat est un lieu épargné des tourments du monde. Et puis le téléphone est un outil pour parler, or ils ont tous fait vœu de silence.
— Logique. J’aurais dû y penser.
— Ils ne veulent pas être tentés par le brouhaha qui sévit à l’extérieur. Ils n’ont pas non plus de télévision, pas d’Internet, pas de radio, pas de femmes. La vraie tranquillité, quoi.
Deus Irae affiche un air mi-méprisant mi-réjoui :
— Cependant je crois qu’ils disposent d’un fax pour les réservations.
Le moine hoche la tête en signe d’approbation.
Deus Irae hausse les épaules comme s’il condescendait à accorder un dernier caprice à la jeune femme avant qu’elle ne devienne raisonnable.
— Écrivez quelque chose et ils l’enverront.
Elle rédige un message à Isidore et lui signale où elle se trouve. Elle inscrit le nom et le numéro de téléphone sur un papier.
— En attendant, vous pouvez aller prendre un déjeuner au réfectoire, suggère Deus Irae en l’accompagnant vers le bâtiment.
— Et vous-même, que faites-vous là ?
— Retraite. Je prends trois jours de retraite tous les mois. Pour faire le point et être au calme. Ici, c’est un lieu sacré. Je sais que nous n’avons pas les mêmes convictions mais vous pouvez me faire confiance, vous êtes en sécurité. La violence s’arrête à l’extérieur de cette enceinte.
Ils parviennent au réfectoire. Les moines ayant terminé la prière sont assis autour d’une longue table. Ils se tournent à l’arrivée de la jeune femme.
C’est elle.
Ils lui sourient gentiment.
Sans tenir compte de tous ces regards qui la suivent, elle avance, impavide. Deus Irae propose à la jeune femme une place sur un banc de chêne. Autour d’eux circulent des pichets de lait, des pots d’avoine et de miel. Lucrèce observe les visages et se demande ce qui a amené ces hommes ici.
— Ne les jugez pas trop vite, Mademoiselle, ce sont de braves gens. Oubliez leur allure un peu archaïque et ne voyez en eux que des êtres qui ont voulu quitter le jeu parce qu’il leur semblait trop épuisant. A leur manière, ils sont heureux. Et qui peut prétendre être heureux de nos jours ?
— Il y a une phrase de l’Évangile qui dit « heureux les simples d’esprit » et se termine par « le royaume des cieux leur appartient ».
Il ne relève pas l’allusion.
Elle avale le lait et les flocons d’avoine avec dégoût, mais elle a tellement faim après sa douloureuse traversée entre les deux îles qu’elle ne fait pas la difficile.
— Que maniganciez-vous à l’hôpital ? lui demande Deus Irae.
— Ils ont fait là-bas une découverte capitale, peut-être une nouvelle drogue, qui leur permet de manipuler le cerveau des gens.
Deus Irae semble ne plus prêter attention à ses propos, il déclame :
— C’est un problème, de nos jours, étant donné qu’il n’y a plus de confesseur, on a transféré le pouvoir d’apaiser les âmes aux psy. Mais que peuvent les psy ? Seulement déculpabiliser les patients. Et comme par hasard c’est toujours le client qui a raison. Pour eux c’est toujours la faute des autres, de la société, des parents, des amis. Ils font ce qui leur apporte un plaisir immédiat sans se soucier du mal que cela provoque. Ensuite ils courent voir le psy pour qu’il leur dise qu’ils ont bien agi.
Le chef des Gardiens de la vertu serre le poing.
— C’est pour cela que vous avez attaqué le CIEL ?
— Non, eux, c’est encore autre chose. Ce sont des licencieux, dit-il. Si leur mouvement faisait tache d’huile, on aboutirait à une société de décadence, comme j’en ai vu un échantillon en Thaïlande à Pattaya. Vous connaissez Pattaya ? C’est une ville balnéaire de la côte Sud. J’y ai été en touriste quand j’étais jeune et cela a été un choc. Imaginez une ville entière de la taille de Cannes entièrement vouée aux plaisirs. Partout des prostituées, partout des jeux d’argent, des combats de boxe violents, des alcools, des drogues. Des filles de quatorze ans qui louent leurs corps non plus à la passe ou à la nuit mais à l’année ou à la décennie, à d’immondes individus libidineux qui en abusent. J’ai vu des charters entiers de cadres supérieurs qui débarquent là-bas par un vol direct. J’ai vu des garçons de treize ans se battre à la boxe thaïlandaise, le corps recouvert de pommade analgésique pour ne pas sentir les coups. Ils meurent à quinze ans d’hémorragies internes provoquées par les coups. J’ai vu des strip-teaseuses qui décapsulaient des bouteilles de Coca avec leur sexe. D’autres introduisaient un serpent vivant dans leur corps. (Lucrèce frissonna de dégoût à cette idée.) Est-ce le futur que l’on peut souhaiter à l’humanité ?
Deus Irae lui ressert de l’avoine qu’elle mange sans même en avoir conscience.
— Tous les gens ne sont pas comme ça. Nous avons tous été éduqués pour ne pas céder systématiquement à nos pulsions les plus primaires. Sinon le monde entier serait déjà comme votre Pattaya, affirme Lucrèce.
— Le Club des épicuriens fait de plus en plus d’émules. Et c’est d’autant plus dommageable que le véritable Epicure prônait au contraire les petits plaisirs simples et la vie dans le culte de la justesse d’esprit.
— Je sais : Descartes n’était pas cartésien. Epicure n’était pas épicurien, dit-elle la bouche pleine de bouillie de lait-avoine-miel.
— C’est Lucrèce, votre homonyme masculin, et l’élève d’Epicure qui en écrivant la biographie de son maître lui a donné ce côté « Profite-de-tout ». Parce que Lucrèce était, lui, un jouisseur.
— Et vous vous revendiquez d’Origène, n’est-ce pas ?
— Origène était un grand exégète de la Bible et des Évangiles, un homme de courage et de conviction.
— Il a inventé les sept péchés capitaux et il s’était castré, il me semble.
Elle frissonne comme si elle avait froid. Il remplit son verre d’eau claire.
— Castré ? Cela n’a jamais été prouvé. De même qu’on n’est pas sûr que ce soit lui qui ait inventé les sept péchés capitaux. On ne connaît de l’Histoire que ce qu’en racontent les historiens.
— Juste pour mémoire, c’est quoi déjà les sept péchés capitaux ?
— La luxure, la gourmandise… Mmm… Tiens, c’est vrai, je les ai oubliés moi aussi, mais ça va me revenir.
Il lui tend une corbeille de fruits.
— Non, merci. Ce que je voudrais c’est un café, serré de préférence.
Des moines leur font signe de parler plus bas.
Deus Irae chuchote :
— Il n’y a pas de café ici. Calmez-vous.
Elle essaie pourtant de se « réunir ». Elle ferme les yeux. Elle sent l’odeur de vieille pierre recouverte par celle de l’avoine mouillée de lait et, au-delà, les mimosas en fleur.
— Pourquoi toujours courir ? Pourquoi toujours se battre ? dit-il en lui prenant la main.
Elle la retire prestement comme au contact d’une plaque brûlante.
— Je ne sais pas, dit-elle, agacée. Parce que c’est le monde qui est comme ça, et qu’on est dans le monde.
— Il y a un proverbe hindou qui dit : « Pas de désir pas de souffrance. » C’est le leitmotiv de toutes les mystiques d’ailleurs. Et réfléchissez-y. Essayez de repérer un à un vos désirs au fur et à mesure qu’ils vous arrivent à l’esprit. Puis identifiez-les clairement et renoncez-y. Vous verrez comme vous vous sentirez plus légère.
Quel est son plus fort désir actuellement ? Révéler ce qui se passe dans l’hôpital Sainte-Marguerite au monde ! Elle y renonce un instant. Quel est son second désir ? Se reposer dans un lit après toutes ces émotions. Elle y renonce. Quel autre désir encore ? Retrouver Isidore (Il me rassure). Avoir la reconnaissance de la Thénardier pour la qualité de son article (rien que pour la moucher, cette gueuse).
Et puis en vrac : se marier avec un prince charmant. (Mais qu’il la laisse libre.) Avoir des enfants adorables. (Mais qui ne lui prennent pas trop de temps.) Plaire à tous les hommes. (Mais qu’aucun ne se sente de droits sur elle.) Rendre les autres filles jalouses. (Mais qu’elles l’admirent.) Être célèbre. (Mais qu’on respecte sa vie privée.) Être comprise. (Mais que par les gens intelligents.) Ne pas vieillir. (Mais avoir de plus en plus d’expérience ?) Une cigarette. Se ronger les ongles des pieds. Plus elle y pense, plus elle s’aperçoit qu’elle vit en permanence avec des dizaines de gros désirs, plus une centaine de petits plaisirs permanents qui lui picotent le cortex.
— Lâchez tout, dit Deus Irae. Faites retraite. Peut-être devriez-vous restez plus longtemps ici. Au calme.
Il lui reprend la main. Cette fois elle ne réagit pas. Il saisit alors ses deux mains et les place dans le creuset des deux siennes.
Elle garde les yeux fermés et se répète dans sa tête : … au calme.
Quand elle relève les paupières il y a trois personnages supplémentaires dans son champ de vision.
Elle n’a pas de mal à les reconnaître : Robert, Pierrot et Lucien. Un moine la montre du doigt, tandis qu’elle déchiffre sur son ardoise : « Suivez-moi, je sais où elle est. » Le cerveau de la jeune journaliste lui envoie une grosse giclée d’adrénaline pour réveiller toutes les cellules qui commençaient à s’assoupir.
Deus Irae lui serre les poignets pour la maintenir immobile. Mais elle lui décoche sous la table un coup de pied dans le tibia qui lui fait lâcher prise. Elle renverse le banc de chêne et bondit lestement vers la porte. Elle qui n’a plus eu de désirs pendant quelques secondes en a soudain un très vif, très simple : s’échapper.
— Vivez dans la peur de la colère de Dieu, mécréante ! Dans la peur de la colère de Dieu ! Il est là-haut, il nous regarde ! répète Deus Irae, transfiguré.
Les moines se signent comme si l’apparition de ces trois chevaliers vengeurs était pour eux le signe d’une punition céleste. Une femme a voulu les déranger, elle doit payer.
Lucrèce atteint la porte latérale avant que les autres n’aient pu la saisir, elle dévale les escaliers de pierre. Elle ne se retourne pas mais entend les pas précipités derrière elle.
Des moines gravissant l’escalier en sens inverse tentent de l’attraper. Elle vole entre eux.
Ils n’ont pas envoyé le fax et ils ont averti l’hôpital ! J’ai failli me faire avoir. La force de l’envie de retraite probablement, sans parler de la voix mielleuse de Deus Irae. Il se trompe. Nous sommes immergés dans un univers en mouvement. Ralentir, c’est reculer.
Elle galope vers le sud pour rejoindre le monastère fortifié qu’elle voit au loin. Mais les autres sont déjà là. Pas le choix. Se protégeant de sa bure elle fracasse un vitrail représentant saint Honorât et court vers la mer. L’eau l’a sauvée une fois, l’eau la sauvera peut-être une deuxième. Le brouillard toujours présent l’enveloppe pour la cacher à ses poursuivants. Elle enlève sa robe de bure qui la ralentit et nage dans une brasse parfaite en direction du large.
Maintenant il n’y a plus d’île où s’abriter, il me faut juste échapper à la menace immédiate.
Mais Umberto, qui attendait dans son bateau le retour des trois malades, la voit et lance aussitôt son moteur.
Elle nage plus vite dans l’eau et le brouillard mélangés. Le bruit du moteur se fait plus présent.
Ça n’en finira donc jamais.
Le Charon n’a pas grande difficulté à gagner de la distance sur la jeune femme.
Elle soutient sa brasse avec l’énergie du désespoir.
Umberto bloque son gouvernail, maintient les gaz et se place sur le rebord de son esquif pour l’attraper à la gaffe.
Elle nage.
Il lève sa gaffe.
Elle plonge, remonte. Il ajuste son geste… et c’est lui qui est assommé.
Étonnée, la journaliste s’immobilise et lève la tête.